J’ai relu mes billets précédents. Une particularité me saute aux yeux : je ne cesse de me référer au chiffre trente.
Il
me reste trente jours. Trente jours ! Ce n’est plus vrai ! Il n’en
reste que vingt-six. Comme si, inconsciemment, j’avais voulu bloquer
l’écoulement du temps.
Dans les films américains, quelle que
soit la menace, il s’avère toujours un scientifique pour construire un
compte à rebours précis à la seconde. Je m’amuse de voir un personnage
dire « Le météorite touchera la terre dans approximativement une
semaine » pour qu’un autre enclenche un compteur, placé à portée de main
par un scénariste attentionné, égrainant 6 jours, 23 heures, 59 minutes
et 59 secondes, nonobstant l’approximation initiale.
Au fond, je ne fais rien d’autre. Plutôt que jour 5, je vais intituler ce billet J-26.
Quels
furent les mots exacts du médecin ? 5% de chances de vivre au delà d’un
mois ? Je ne sais plus. Je me suis accroché à cette estimation alors
que je peux mourir demain. Ou dans soixante jours. Ou dans un an. De
plus, le docteur m’a prévenu que vivre médicalement ne signifiait pas
nécessairement être conscient. Que mon état risquait de se dégrader.
Cela me fait peur, peut-être plus que la mort.
J’ai demandé à
ne recevoir aucun acharnement thérapeutique et j’ai exprimé mon accord
préalable pour l’euthanasie, un concept que j’ai toujours soutenu.
Cela me semblait abstrait mais c’est demain. Aurais-je le courage de mes convictions ?
Chaque
soir, je me demande si je sentirai encore le soleil sur ma peau. Chaque
matin, si j’ai dit adieu aux étoiles. J’aime le soleil. J’aime les
étoiles. Cela va être difficile de choisir entre mourir de jour ou de
nuit. Par pitié, faites au moins que je meure dehors en regardant le
ciel et pas le néon blafard d’une chambre d’hôpital.
Je réalise
à l’instant que je ne connaîtrai pas 2014. J’ai vécu mon dernier nouvel
an. J’ai vécu mon dernier hiver. Je ne verrai plus jamais la neige. Ni
la mer. Mon dernier septembre, mon dernier décembre, mon dernier mars,
mon dernier anniversaire. Dernier, dernier… Tout cela, je l’ai déjà
vécu. C’est fini.
Pour la majorité de mes amis et de mes
connaissances, je les ai, sans le savoir, déjà vu pour la dernière fois.
Je reste discret par rapport à mon sort. Je ne souhaite pas passer mes
derniers instants en mondanités ou en apitoiements. Si vous n’avez pas
été prévenu, ne soyez pas vexé. Si vous me reconnaissez sur ce blog,
gardez le secret !
Alors que, sur Facebook, j’observe une
pléthore de « vive le week-end », je réalise que nous avons tous des
amis que nous avons vu pour la dernière fois il y a un, cinq ou dix ans.
Que nous ne verrons plus jamais sauf improbable hasard de la vie. Parce
qu’il habite loin, en Chine ou à quelques pâtés de maisons. Et
pourtant, d’après la nomenclature Facebookienne, nous sommes amis.
Mais
un ami, ce n’est pas quelqu’un qu’on voit, qu’on doit voir. Un ami
c’est quelqu’un qu’on ne voit pas pendant dix ans mais, à chaque
rencontre, on s’est vu hier, on se verra demain. On se tape dans le bide
avec un sourire en se disant qu’on a grossi. On parle du futur plus que
du passé. Parfois, on ne dit rien, on savoure l’instant. On se dit au
revoir, confiant. On est amis.
Adieux mes amis. À ceux que je
n’ai pas vu, à ceux que je vois ces jours-ci mais qui ne savent pas : ne
m’en voulez pas et ayez une petite pensée pour moi. Que mon enterrement
soit une excuse pour vous retrouver et déguster une bonne bouteille.
Comme moi, savourez un bon vin, le soleil et le chant des oiseaux. Soyez
heureux comme je le suis en ce moment. Cela me donnera l’illusion de ne
pas être mort tout à fait.
À demain…
Source : http://uncondamne.tumblr.com/post/155682567935
Hier soir, ma femme et moi nous sommes endormis l’un contre l’autre, nos
corps nus enlacés. Je me sentais confiant, heureux. J’ai dormi comme un
nouveau né.
Et puis, ce matin, alors que je regardais par la
fenêtre, je me suis mis à pleurer. À chaudes larmes, sans pouvoir
m’arrêter. Je ne sais même pas pourquoi.
Au cours de la
journée, j’ai vu plusieurs fois ma main trembler. Je n’arrivais pas à
saisir certains objets et cela m’enrageait. J’ai hurlé. Mon second fils a
pris congé pour venir me voir cet après-midi. J’ai été odieux avec lui.
Cela ne me ressemble pas. Est-ce la maladie ? Une forme de dépression
pre-morten ? La post-mortem étant, bien entendu, rarissime.
Mon
fils m’a calmé. Il te reste approximativement 30 jours, m’a-t-il dit. À
moi il me reste à tout casser 30.000. Certainement moins, plus proche
de 20.000. Quelle différence ?
Il vient de partir. Il a des obligations, la vie continue. Mais je dois avouer qu’il avait raison. Quelle différence ?
Nous
vivons tous comme si la vie était infinie, comme si résoudre les petits
tracas devait être notre priorité. Nous épargnons toute notre vie afin
d’avoir la garantie de mourir sur un compte en banque bien fourni. À toi
qui me lit, improbable lecteur, combien de jours te reste-t-il ?
Oserais-tu regarder un ami dans les yeux et lui dire ce nombre ? Il te
semblera si ridiculement petit. Si fragile. À peine moins inquiétant que
trente…
Combien de personnes se lamentent sur mon sort en ce
moment sans savoir qu’elles mourront avant moi. Un accident de voiture,
une crise cardiaque, une tuile qui se détache du toit. La vie est
fragile, ironique. Vous aviez dit 10.000 jours ? En vérité, ce sera deux
ou trois.
Mais, contrairement à moi, ils vivent, insouciants.
Connaître l’heure de sa mort, n’est-il pas plus grande malédiction ?
C’est pratique, certes, mais cela rend fou. Suis-je en train de
sombrer ? Dois-je arrêter de penser ?
Il me semble avoir lu un
jour une nouvelle « L’homme qui connaissait le lieu et l’heure ». Elle
doit être quelque part dans ma bibliothèque mais je suis incapable de me
souvenir de l’auteur.
J’effleure du regard tous ces volumes
poussiéreux. La plupart n’ont pas été ouverts depuis une décennie mais
je me targue d’en avoir lu, au moins une fois, la grande majorité.
Je
soupire : « J’en ai vécu des vies grâce à vous. » Je prends un volume
au hasard, je l’ouvre et enfuis mon nez dans la reliure. L’odeur du
vieux livre, un de mes petits plaisirs secrets.
Comme un
junkie satisfait, je remets l’ouvrage en place et m’essuie la moustache
d’un revers. Le livre électronique, très peu pour moi !
Qu’ai-je
fait aujourd’hui ? Rien. Rien. Je laisse le temps filer et je suis en
colère. Je me morfonds, j’abandonne. Je procrastine entre deux papiers
d’assurances et une promenade au jardin. Est-ce ainsi que j’imaginais la
vie à cent à l’heure ? Promis, demain je me reprends en main. Demain.
À demain…
Source : http://uncondamne.tumblr.com/post/155682538410
Au petit-déjeuner, mon épouse m’a demandé si
je souhaitais voyager. C’est vrai que c’est tentant. J’ai toujours aimé
voyager, j’ai toujours rêvé de voir les pyramides en Égypte et au
Mexique. Je n’ai jamais été dans ces pays.
Mais est-ce vraiment
nécessaire ? Est-ce le but d’une vie de voir un tas de pierres et de
dire « C’est bon, je peux mourir » ? Et si le voyage n’était qu’une
fuite ? Une manière de s’affranchir des problèmes, du quotidien ?
Je
crois que je veux mourir chez moi. Mon travail m’a permis de voyager
plus que la plupart de mes concitoyens, j’ai vu une petite partie du
monde. Les trente jours qui me restent seront certainement plus utiles
ici, près des miens.
Dans ma liste de choses à faire, j’ai rayé
tout ce qui prenait plus d’un mois. Ou ce qui prendrait trop de place
sur ce mois. Tant pis. Je ne m’en sens pas frustré.
Pendant
trente ans, j’ai amassé de la documentation pour écrire un livre sur ma
passion. Si vous la connaissiez, vous ne pourriez probablement réprimer
un sourire moqueur. Mais c’est un fait, je suis passionné. Articles
découpés, notes, plans. Tout est dans une caisse. Alors que ce blog me
rappelle à quel point j’aime l’écriture, je me rends compte n’ai jamais
jeté sur papier le premier chapitre de « mon livre ». Dois-je tenter de
faire quelque chose de ce projet ? Le transmettre ? L’abandonner ?
Il
y a tant de petites choses à finir, de gens que j’ai envie de voir.
Aujourd’hui, le soleil semble oser une timide apparition. Serait-ce
enfin la fin de l’hiver ? Un 5 juin ? Allez, petite pause pour prendre
un bol d’air au jardin !
Le mois de mai a été catastrophique pour notre potager. Avec ma
femme, nous avons commencé à planter des tomates dans notre petite
serre. Je n’en avais encore jamais planté mais elle m’apprend. J’ai
envie que quelqu’un me demande à quoi sert d’apprendre à planter des
tomates trente jours avant de mourir juste pour lui répondre : « Pour
planter des tomates avant de mourir », histoire de m’enorgueillir de la
répartie d’un Socrate.
Je n’arrive pas à oublier. À chaque
seconde, je pense à ce lugubre compte à rebours qui résonne au dessus de
ma tête. Suis-je à ce point égocentrique ? Le voisin me salue poliment
par dessus la haie. Il ne sait pas. Il ne saura qu’après, nous ne sommes
pas assez proches pour que je me confie à lui. Dois-je gâcher les
précieuses secondes qui me restent pour lui parler ? Comment vivre en
entendant s’écouler, grain après grain, le funèbre sablier ?
Le
soleil tape. La sueur colle à notre peau. Accroupie dans la terre, ma
femme me semble plus attirante, plus désirable que jamais. Je fais un
faux mouvement, je n’arrive pas à saisir un outil, elle me corrige,
m’aide et souris. Je l’aime.
« C’est bizarre, dis-je. Je plante des tomates avec toi mais je ne les mangerai pas. Je serai déjà… parti. »
Le
mot « mort » est devenu un tabou. Tous les euphémismes sont bons mais
pas « mort ». Comme si ne pas en parler permettait de l’éviter. Je ne
fais pas exception à la règle.
Le sourire de mon épouse s’est
effacé. Une larme a perlé au coin de ses yeux et j’ai perçu en elle une
pointe de reproche. Comment ai-je osé perturber un tel instant de
complicité avec ma petite maladie. Du poignet de son gant, elle s’est
essuyé l’œil avant de me prendre la main et m’attirer à l’intérieur.
Nous avons fait l’amour, comme des adolescents.
Depuis
notre terrasse, nous contemplons à présent la journée qui se termine,
un verre de vin à la main. Elle regarde par dessus mon épaule ces mots
que je suis en train d’écrire sur mon laptop. Mon verre est vide, je le
lui tends. Elle me répond : « Pas deux, pense à ton foie ». Je ris. Je
ferais bien l’amour encore une fois mais l’âge et le vin m’inhibe. Je
n’ai plus l’endurance de mes années d’université.
Je vais appuyer sur publier. Ce fut une belle journée. Je suis heureux.
À demain…
Source : http://uncondamne.tumblr.com/post/155682512370
Une de mes premières actions, hier, a été de téléphoner à mon travail
pour prévenir que j’étais indisponible. Quand j’y repense, c’est
affreux. La première chose qui me vient à l’esprit, la première
responsabilité que je me sens obligé d’honorer est la plus inutile.
Jusqu’à
la semaine passée, je trouvais mon travail acceptable. Je suis
ingénieur, j’ai suivi une carrière traditionnelle qu’on pourrait
qualifier de « succès ». Après des passages dans des boîtes de plus en
plus importantes, je gère aujourd’hui une équipe d’une vingtaine
d’ingénieurs dans une grande société bien connue. J’ai une voiture de
fonction, un beau salaire, des chèques repas et un extraordinaire plan
pension. Admirez l’ironie ! Je me déteste. Les golfs occasionnels n’y
changent rien, j’exècre ce travail minable et misérable.
Sur 58
ans de vie, j’en aurais passé 35 à me lever tôt pour pouvoir me jeter
dans 45 minutes d’embouteillages, à m’asseoir devant un bureau gris en
buvant d’infects cafés, à m’énerver avant de refaire, en sens inverse,
les 45 minutes de bouchons. Et tout cela pour un plan pension. Mon
apport à la société ? Nul ! Mon travail ne se justifie que par
l’immobilisme propre à toute grosse société. J’ai déjà pris conscience
que toute mon équipe pouvait être entièrement remplacée par un ingénieur
un peu compétent équipé du matériel adéquat. Par égard pour mon plan
pension, je n’ai jamais osé le dire. Mon chef est un crétin. Je le hais.
J’ai toujours eu des rapports cordiaux avec lui, j’ai toujours baissé
là tête quand il le fallait.
J’ai décidé de me moquer un peu de
lui. J’ai annoncé au secrétariat que, pour raisons familiales,
j’avançais mon mois de vacances à juin et que mon médecin m’avait
prescrit une déconnexion totale, que mon téléphone de fonction serait
coupé mais de ne pas s’inquiéter, que les projets clients sont prévus
pour septembre, que je m’occuperai de tout à mon retour. Rien que
d’imaginer sa tête quand il apprendra que je suis mort, ça me fait
rigoler. C’est assez malsain de ma part mais je m’en fous. Après ce coup
de fil, j’ai balancé le téléphone de fonction dans la benne à ordure au
bout de ma rue. Je me suis senti comme libéré.
Au fond,
peut-être est-ce pour cela que mon travail est la première chose qui
m’est venue à l’esprit. Pour m’en débarrasser. Aujourd’hui, je me sens
libre pour la première fois depuis 35 ans. Trente jours de liberté !
Autant
en finir le plus vite possible avec ce qui est ennuyeux. Je vais
consacrer ma journée à mettre en ordre les papiers d’assurance pour ma
succession, me renseigner pour les funérailles, faire un testament.
Autant que ma femme et mes enfants n’aient pas à s’occuper de tout cela.
Par moment, j’ai l’impression qu’ils sont plus atteints que moi. Au
fond, c’est logique, moi je ne serai pas là pour souffrir de mon
absence.
Mes enfants sont majeurs et indépendants. Je ne m’en
fait pas. Ils mènent leur vie. Mon épouse m’inquiète un peu plus. Veuve à
55 ans. Trop jeune pour porter le deuil, trop vieux pour recommencer sa
vie. J’espère de tout cœur qu’elle rencontrera quelqu’un pour ne pas
vieillir seule. Je ne veux pas qu’il lui arrive quelque chose, je ne
souhaite pas qu’elle se morfonde. Je l’aime.
J’ai encore un
mois pour lui rendre la transition aussi peu pénible que possible.
Allez, il est de temps de s’atteler à l’administratif.
À demain…
Source : http://uncondamne.tumblr.com/post/155682496655
Je rentre à l’instant de l’hôpital et, pour la première fois depuis ces dernières heures, je suis seul avec moi-même. J’alterne entre euphorie et désespoir. Je me sens comme saoul, assommé.
Moi qui croisait les doigts pour ne pas devoir me faire opérer, pour ne pas devoir subir un long et lourd traitement, je suis en partie exaucé. Le verdict est tombé : il n’y a rien à faire. Il me reste approximativement trente jours à vivre.
J’ai 58 ans et je n’en aurai jamais 59. Je mourrai en 2013.
Sur le trajet du retour, mon fils m’a donné l’idée de faire un blog, de me forcer à écrire mes impressions pour chacun des derniers jours de ma vie. Afin de les conscientiser, de les vivre intensément, de laisser un souvenir. Et de ne pas me réveiller un matin en me disant « plus qu’une semaine », « plus que deux jours », « plus rien ».
Le nom de ce blog est, bien entendu, inspiré du chef-d’œuvre de Victor Hugo qui marqua mon adolescence. Mais il ne s’agit plus d’un pamphlet politique. Des grandes espérances, de ma juvénile ambition de changer le monde il ne reste que trente petits jours.
Je ne souhaite pas entrer dans les détails concernant la maladie. Je ne souhaite pas entrer dans les particularismes de ma vie. Et parce que le temps m’est compté, il n’y aura pas de commentaires, pas d’adresse de contact. Du moins, de mon vivant.
Je m’excuse également par avance auprès d’éventuels lecteurs pour les fautes de frappe qui jalonneront certainement ces billets. Je n’ai jamais été très attentif à l’orthographe. J’avoue que c’est à présent le cadet de mes soucis.
Je me sens désœuvré. J’ai tant à faire avant l’échéance fatidique que je ne sais par quel bout commencer. Les idées se bousculent dans ma tête, les cris, les pleurs, les sentiments. Je suis spolié, victime d’une profonde injustice. Mais en même temps déjà résigné. Au moins ce blog me donne un moyen d’action.
Je sens poindre en moi la motivation pour faire des millions de choses. Des petites bulles d’enthousiasme qui gonflent puis éclatent, me laissant l’amère sensation que tout cela est vain, qu’on verra bien demain.
Hier encore, j’avais toute la vie devant moi. Trente ou quarante années, au bas mot. Aujourd’hui trente jours. Je pense que je ne réalise pas encore. Je dois être sous le choc.
Source : http://uncondamne.tumblr.com/post/155682472870